Manoir Montaphilant
Rudolf Steiner sur la méditation : tiré de son livre "Le seuil du
monde spirituel" (EAR éditions)
DE LA MÉDITATION
La pensée humaine est, pour l’état
de veille, comme une île au milieu des flots d’impressions, de sensations, de
sentiments, etc., où s’écoule la vie de l’âme. On en a fini, jusqu’à un certain
degré, avec une impression ou une sensation, quand on l’a comprise,
c’est-à-dire quand on a conçu une idée qui l’éclaire. Même, dans le tumulte des
passions et des émotions, un certain calme peut survenir si la nacelle de l’âme
a su gagner l’île de la pensée.
L’âme possède une confiance
naturelle dans la pensée. Elle sent qu’elle perdrait toute sécurité dans la vie
si cette confiance lui était ôtée. La vie de l’âme cesse d’être normale quand
le doute commence à ronger la pensée. Si notre pensée ne nous mène pas à une
pleine clarté, il faut que nous ayons du moins la consolation que cette clarté
se ferait, pour peu que nous arrivions à la force et à l’acuité de pensée
suffisantes. Nous pouvons nous tranquilliser en face de notre propre incapacité
d’arriver à la clarté au moyen de notre pensée ; par contre, l’idée est intolérable
que la pensée en soi, projetée comme il faut sur un domaine donné, puisse ne
pas être à même d’éclairer celui-ci suffisamment.
Cette disposition de l’âme à l’égard
de la pensée est à la base de toute aspiration humaine à la connaissance.
Certes, cette disposition peut être comme assourdie par des états d’âme
spéciaux; on la retrouvera pourtant toujours dans le sentiment confus des âmes.
Les penseurs qui doutent de la validité et de la force de la pensée se trompent
sur la disposition fondamentale de leur âme. Car les doutes qu’ils conçoivent
et les énigmes qui leur apparaissent, ne se forment souvent, au fond, que par
suite d’une tension et d’une acuité trop grandes de leur pensée. Si vraiment
ils n’avaient pas confiance dans la pensée, ils ne se creuseraient pas le
cerveau à cause de ces doutes et de ces énigmes qui dérivent après tout de la
pensée.
Quand on cultive en soi ce sentiment
de confiance dans la pensée, on s’aperçoit que la pensée n’existe pas seulement
dans l’âme comme une force qu’on développe, mais qu’elle peut aussi, pleinement
indépendante, former le support d’un être cosmique, mais d’un être cosmique
qu’il s’agit d’atteindre grâce à des efforts laborieux, si l’on veut vivre dans
quelque chose qui appartient à la fois à l’homme et au cosmos.
Pouvoir s’adonner à une vie de
pensée contient quelque chose de profondément apaisant.
L’âme sent qu’elle peut, dans cette
vie, se détacher d’elle-même. Or, l’âme a besoin de ce sentiment autant que du
sentiment opposé, à savoir qu’elle peut se concentrer complètement en
elle-même.
L’un et l’autre de ces sentiments
représentent les oscillations nécessaires de sa vie normale. Au
fond, l’état de veille et le sommeil
ne sont que les expressions extrêmes de ces oscillations. À l’état de veille l’âme
est en soi ; elle vit sa vie propre ; dans le sommeil elle se perd dans la vie
cosmique générale, elle est donc en quelque sorte détachée d’elle-même. Les
deux états de ce pendule de l’âme s’accusent par divers autres éclats de la vie
intérieure : la vie de pensée représente un détachement de l’âme d’elle-même ;
la faculté de sentir, la vie affective, etc., un état de concentration de l’âme
sur elle-même.
Ainsi considérée, la pensée offre à
l’âme la consolation dont elle a besoin en face du
sentiment d’abandon de la part du
cosmos. Car il est tout à fait légitime qu’on se dise : que suis-je
donc au sein du grand cours des
événements qui s’écoule d’un infini à l’autre, avec mes sentiments, mes désirs
et mes volitions qui n’ont d’importance que pour moi-même ? Mais le fait
d’avoir bien saisi par l’âme la vie de la pensée permet d’opposer au sentiment
caractérisé la considération que voici : la pensée qui est liée au cours des
événements cosmiques te reçoit avec ton âme ; tu es uni à ceux-ci au moyen de la
pensée. Ainsi, l’on peut alors se sentir reçu et justifié par le cosmos. Et une
âme qui s’ouvre à de tels sentiments est fortifiée comme si les puissances
cosmiques elles-mêmes lui dispensaient de la force selon les lois de la
sagesse.
Une âme s’élevant à un pareil
sentiment pourra bientôt se dire : ce n’est pas moi seulement
qui pense, mais « cela pense en moi
» ; l’évolution cosmique s’exprime en moi ; mon âme est
seulement le théâtre sur lequel le
cosmos se manifeste en forme de pensée.
Certaines philosophies peuvent
repousser un pareil sentiment. On peut alléguer les raisons
les plus variées pour rendre tout à
fait plausible que l’idée du cosmos, apparaissant en forme de
pensée dans l’âme humaine, est
absolument erronée. Il faut reconnaître cependant que cette idée est acquise
par l’expérience intérieure et que sa validité n’est comprise que quand, par
cette voie-là, on est arrivé à s’en emparer. Alors toutes les « réfutations »
ne sauraient rien changer à cette validité ; au contraire, on reconnaît alors
ce que valent, en vérité, tant de « réfutations » et de «preuves ». Ces
dernières semblent souvent impeccables, mais seulement aussi longtemps qu’on se
fait une conception erronée de leur valeur démonstrative. Il est difficile
alors de s’entendre avec des personnes qui considèrent de pareilles «preuves »
comme concluantes. Celles-ci croient forcément que les autres sont dans
l’erreur, parce qu’elles-mêmes n’ont pas encore fourni le travail intérieur qui
a amené les autres à reconnaître ce qui, à elles, paraît erroné et même
déraisonnable.
Quiconque veut pénétrer dans la
science spirituelle se livrera avec avantage à des méditations comme celle que
nous venons d’indiquer sur la pensée. Ce dont on a besoin, c’est de se créer
une disposition d’esprit donnant accès au monde spirituel. Ce dernier peut
rester fermé à la pensée la plus aiguisée, à l’esprit scientifique le plus
accompli, si l’âme ne réagit pas aux faits spirituels (ou à la communication de
ces derniers) qui voudraient pénétrer en elle.
C’est une bonne préparation à saisir
la connaissance spirituelle que de se mettre souvent
dans la disposition d’âme qui
s’exprime dans la formule suivante : « Par la pensée je me sens un
avec le cours des événements
cosmiques ». Et ce qui importe ici, ce n’est pas tant la valeur abstraite de
cette pensée, mais bien plutôt le sentiment d’un effet vivifiant, provenant du
fait qu’une pareille pensée pénètre de sa force la vie intérieure et s’y répand
comme un air vivifiant venu des mondes spirituels. En présence d’une pareille
pensée l’essentiel est l’expérience, non la connaissance. Elle est un objet de
connaissance dès qu’elle a été une fois présente dans l’âme avec une force de
conviction suffisante. Pour faire mûrir des fruits en vue de la compréhension du
monde spirituel, avec ses phénomènes et ses habitants, il faut que, une fois
comprise, elle soit, toujours à nouveau, vivifiée dans l’âme. Toujours à
nouveau il faut que l’âme s’en emplisse, ne permette qu’à elle seule d’être
présente en elle, à l’exclusion de toutes les autres pensées, sensations,
souvenirs, etc. Une telle façon de se concentrer pleinement sur une pensée
édifie dans l’âme des forces qui sont pour ainsi dire disséminées dans la vie
ordinaire ; elle les renforce en elle-même. Ce sont ces forces qui deviennent
les organes de la perception du monde spirituel et de ses vérités.
Les indications qui précèdent
permettent de reconnaître le vrai procédé de la méditation.
Tout d’abord on s’efforce de bien
saisir une idée susceptible d’être comprise par les moyens
qu’offrent la vie et la connaissance
ordinaire. Ensuite on se plonge à différentes reprises dans cette idée ; on
s’unit complètement avec elle. Par la vie en union avec une pensée de ce genre
on fortifie l’organisme de l’âme.
Ici le procédé de la méditation a
été illustré par un exemple tiré de la nature même de la pensée. J’ai choisi
cet exemple parce qu’il est particulièrement fécond pour la méditation. On
pourrait toutefois illustrer le procédé en question par n’importe quelle autre
idée trouvée de la manière que nous venons de décrire.
Il est particulièrement utile pour
l’épanouissement de la vie spirituelle du méditant de connaître la disposition
de l’âme résultant des oscillations de la vie intérieure que nous avons indiquées.
C’est pour lui le moyen le plus sûr d’arriver à sentir le contact avec le monde
spirituel, contact immédiat né de sa méditation.
Or, un pareil sentiment est un
résultat sain de la méditation, il devrait faire rayonner sa puissance sur le
contenu de tout le reste de l’état de veille, non pas toutefois dans le sens
d’une disposition méditative persistante, mais bien dans le sens d’une
vivification ressentie comme un influx permanent dû à la méditation. Car si la
disposition méditative s’étendait sur la vie journalière comme une impression
continue, elle troublerait le caractère naturel de la vie quotidienne. Il s’en
suivrait qu’aux moments mêmes de la méditation, la disposition méditative ne
serait pas assez forte et ne pourrait être assez pure. La méditation révèle
précisément ses vrais fruits par le fait que, par sa tonalité, elle se détache
du reste de la vie. Aussi son action sur celle-ci est d’autant plus
bienfaisante qu’elle est ressentie comme un état d’exception qui s’élève
au-dessus du monde contingent, nettement détaché de l’existence ordinaire.
No hay comentarios:
Publicar un comentario